Rodin et les tissus coptes
"Le roman est toujours plus ou moins la cave, la crypte lourde. L'art y est prisonnier, sans air. C'est la chrysalide du gothique. Comme l'exigeait l'ordre, cette chrysalide n'a que les formes essentielles qu'on verra s'historier dans l'être parfait. Elles sont d'une austère simplicité, avec un ourlet, une bordure de ceinture et des festons, ressautant autour d'une fenêtre, et aussi enguirlandant l'édifice. On retrouverait cette belle simplicité décorative dans la passementerie copte. »
A. Rodin, Les cathédrales de France, Paris, 1914, p. 54.
Les tissus coptes dans la collection de Rodin
Les tissus coptes apparurent en Europe à la fin du XIXe siècle, à peine sortis des chantiers de fouilles égyptiens. Le grand public les découvrit lors de l’Exposition Universelle de 1900 et l’engouement fut immédiat. Albert Gayet présentait ses découvertes au Palais du costume alors que Rodin organisait, sur l’autre rive de la Seine, au Pavillon de l’Alma, sa première grande exposition monographique. Dès 1902, l’actrice Sarah Bernhardt apparut dans la pièce de Victorien Sardou Théodora, vêtue d’une « tunique et d’un châle coptes ». Le couturier Mario Fortuny s’empara de la richesse des motifs, et à sa suite, les peintres fauves, Henri Matisse et Georges Rouault. Dès les années 1902-1903, Rodin acheta sur le marché de l’art parisien les premiers tissus qu’il exposa, parmi ses œuvres et sa collection d’antiques, à la Villa des Brillants à Meudon. À sa mort en 1917, il ne possédait pas moins d'une centaine de fragments d’étoffes. Des photographies et des archives de l’époque témoignent de l’histoire de ces œuvres du vivant de l’artiste.
D’après les archives du musée Rodin, le sculpteur n’acheta pas moins de trois lots de tissus coptes chez des antiquaires parisiens, le 26 juillet 1902 auprès de A. Sommereisen, le 28 juin 1906 chez H. Laurent, puis le 10 juin 1912 chez Joseph Altounian. Leur provenance ne figure sur aucun des reçus d'antiquaire.
En 1913, Charles Boreux, attaché des musées nationaux au musée du Louvre, recensait soixante et un tissus à l’hôtel Biron et à la Villa des Brillants à Meudon – dans le pavillon de l’Alma, dans l’atelier de peinture et dans l’atelier Tweed où l'on pouvait voir, posés à même le sol, des tissus dans des cadres sous verre.
François Vizzavona, Le petit musée des antiques ou atelier Tweed à Meudon, vers décembre 1906, musée Rodin, Ph.06135
Le musée Rodin conserve aujourd’hui plus de cent trois fragments, la plupart montée sur des cartons, parfois groupés sur un même support comme c’était l’usage à la fin du XIXe siècle, dans la collection Guimet par exemple. Les tissus sont en majorité présentés sur leur montage ancien. Ils sont cousus ou collés sur des cartons qui forment des séries par couleur et par type de support. Certains cartons – de couleur ocre-jaune - portant des traces de colle sur un côté, semblent extraits d’un album.
D’après les descriptions de Charles Boreux, les tissus étaient déjà montés de cette manière du vivant de Rodin et l’on peut même imaginer qu’il les acheta ainsi. Les différents supports correspondraient peut-être alors aux sources d’acquisitions successives.
Les tissus furent redécouverts par le public lors de l'exposition Masques et tissus d'Égypte qui s'est tenue au musée Rodin du 27 septembre 2005 au 29 janvier 2006.
Les tissus coptes et l'art de Rodin : dessins de lin et de laine
Rodin fit de ces tissus aux riches motifs décoratifs des supports à sa rêverie, les superposant aux visions des autes arts du passé, l'art médiéval en particulier, et à son œuvre sculptée et dessinée grâce au jeu des correspondances.
Entrelacs, cercles, méandres, arcs et nervures des tissus coptes évoquent l'obsession du sculpteur pour les architectures dessinées. Les lignes blanches du fil de lin courent comme la plume sur le papier traçant les moulures. Les grands aplats de laine monochrome se superposent à l’encre colorée, souvent brune ou violette, dont Rodin recouvrait les arcs et les voussures des églises de France. Il y retrouvait les mêmes géométries et son regard glissait indistinctement d’une matité à l’autre, avec l’impression d’un recommencement : « Le roman s’est répété en broderies, ornements, festons. Comme c’est simple ! un ourlet, bordure ornée, copte , étrusque… » (Auguste Rodin, Les cathédrales de France, Paris, Armand Colin, 1914). On peut imaginer Rodin regarder inlassablement les innombrables motifs des tissus coptes, comparer les lignes de leurs entrelacs aux profils des pierres, voir le rapport entre le lin écru et l’indigo comme un simple jeu d’ombre et de lumière. Le sculpteur pouvait également y assouvir sa passion pour les motifs végétaux et autres traces de la nature : « La moulure, ce fil qui court dans le sens horizontal ou en hauteur, est aussi dans la nature : c’est la trace de la sève. Les feuilles et les fleurs ont été réservées pour les ornements. » (Auguste Rodin, Les cathédrales de France, Paris, Armand Colin, 1914). Rares touches de couleur dans la collection, les tissus coptes évoquent la matité et les aplats des aquarelles du sculpteur, où la couleur, souvent réduite à une ou deux, joue avec le blanc du papier et les traits du crayon. Ces tissus, cousus sur carton, présentent le plus souvant des motifs réduits au détail et se rapprochent ainsi, par ces techniques de découpage et d'assemblage, des dessins de l'artiste.